En ce début d’été 2025, les artisans chocolatiers d’Europe accusent le coup. La matière première sur laquelle repose tout leur art a vu son prix exploser. Le cacao, pilier du chocolat, atteint des sommets historiques. La tonne de fèves se négocie désormais autour de 11 200 dollars sur les marchés internationaux, soit une hausse de près de 270 % sur deux ans. Du jamais vu. En France, en Allemagne ou en Italie, les maîtres chocolatiers réduisent la voilure. Moins de créations, des vitrines plus sobres, et surtout, une clientèle déboussolée.
L’Europe, plus grand consommateur de chocolat au monde
Et ce, tant en volume qu’en consommation par habitant, voici les principaux points à retenir :
Un marché colossal
- Plus de 50 % de la consommation mondiale de chocolat se fait en Europe.
- En 2024, le marché européen du chocolat a dépassé les 55 milliards d’euros, avec une croissance annuelle de 3 à 5 %, selon les sources (Statista, Eurostat, CBI).
- L’Union Européenne représente le premier bloc importateur de cacao brut au monde, notamment pour les industries de transformation installées en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne et en France.
Une dépendance aux importations
L’Europe ne produit pratiquement pas de cacao. Elle dépend à plus de 95 % des importations, principalement en provenance de :
- Côte d’Ivoire (40 %)
- Ghana (20 %)
- Équateur, Nigeria, Cameroun, et plus récemment Pérou et Colombie.
Derrière la hausse une crise agricole majeure
Tout part de l’Afrique de l’Ouest. Le Ghana et la Côte d’Ivoire, qui assurent près de 60 % de la production mondiale de cacao, subissent de plein fouet les effets conjugués du changement climatique, des maladies fongiques (notamment le swollen shoot virus), et d’une gouvernance agricole en crise. En 2024, les récoltes ont chuté de 35 %. La récolte 2025 s’annonce tout aussi catastrophique. Moins d’offre, plus de spéculation. Résultat : les traders parient sur une pénurie structurelle, entraînant une flambée immédiate sur les marchés à terme.
Des contrats cassés en série
Les chocolatiers européens, pour la plupart sous contrats à long terme avec des intermédiaires, se retrouvent pris à la gorge. Plusieurs fournisseurs n’honorent plus leurs engagements, préférant vendre au prix fort à d’autres marchés. La Chine, les Émirats et l’Inde, qui accélèrent leur consommation de chocolat haut de gamme, surenchérissent sans états d’âme. Ce déséquilibre force les professionnels européens à se tourner vers des cacaos de moindre qualité, ou à revoir totalement leurs gammes.
Les industriels s’adaptent brutalement
Nestlé, Ferrero, Lindt et Mondelez ont réagi vite. Dès janvier 2025, ces géants ont anticipé la pénurie. Ils ont réduit le grammage de leurs tablettes sans changer le prix (downsizing), remplacé le beurre de cacao par des substituts végétaux, et lancé des recettes “alternatives” à base de caroube ou d’avoine. Une stratégie qui limite les pertes mais accentue la fracture entre produits de masse et chocolats artisanaux. Les artisans, eux, n’ont pas cette marge de manœuvre. Leur crédibilité repose sur la qualité du cacao.
Chocolat de luxe ou chocolat d’illusion
Dans les grandes villes, certains chocolatiers indépendants résistent grâce à une clientèle fortunée prête à payer 12 ou 15 euros la tablette. Mais dans les zones rurales ou touristiques, beaucoup réduisent leur production ou ferment temporairement. Le chocolat devient un produit de luxe, inaccessible pour de nombreux consommateurs. Les fêtes de fin d’année 2025 risquent d’en être profondément affectées. Plusieurs confiseurs envisagent déjà de ne pas proposer de calendriers de l’Avent chocolatés cette année.
Les consommateurs se tournent vers d’autres douceurs
Face à cette inflation, les comportements changent. Les ventes de chocolat en Europe ont chuté de 11 % au premier semestre 2025. En revanche, les confiseries à base de fruits secs, pâte d’amande, ou même les bonbons au miel, enregistrent une progression. Le chocolat perd de sa centralité dans les habitudes alimentaires festives. Certains analystes parlent déjà de “désacralisation” du chocolat, comparable à ce qui s’est produit pour le foie gras en France ou le homard au Canada.
Vers un cacao synthétique ou imprimé en 3D
Les laboratoires entrent dans la danse. Des start-up néerlandaises, allemandes et israéliennes développent des substituts de cacao cultivés en bioréacteur à partir de cellules végétales. Le MIT collabore avec des entreprises européennes pour imprimer en 3D des structures alimentaires reproduisant la texture du chocolat avec un goût artificiellement reconstruit. Ces projets ne sont pas encore sur le marché, mais les financements affluent. Bruxelles envisage même de créer un label pour ces “chocolats du futur”.
Des conséquences économiques sous-estimées
En Europe, plus de 200 000 emplois directs dépendent de la filière du chocolat, sans compter la logistique, le packaging et le tourisme lié à l’artisanat chocolatier. En France, la filière représente 3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Si la situation perdure, les faillites vont se multiplier, en particulier chez les petites structures. Les syndicats de chocolatiers alertent sur un risque de désertification du tissu artisanal d’ici 2026. En Allemagne, certaines écoles de pâtisserie voient chuter les inscriptions dans les filières chocolat.
Une solution politique encore floue
La Commission européenne a promis un plan d’aide ciblé pour les artisans, incluant un fonds de compensation pour matières premières critiques. Mais la mise en place tarde. Certains États, comme la Belgique, ont débloqué des aides ponctuelles. En France, le gouvernement réfléchit à un crédit d’impôt exceptionnel pour les artisans utilisant du cacao certifié durable. Mais ces mesures restent insuffisantes face à la hausse continue des cours. La demande d’un plan européen structurant se fait pressante.
Extrapolation vers un scénario à 3 ans
Si la crise perdure jusqu’en 2026, trois scénarios se dessinent.
-
- Le repli artisanal : seuls les chocolatiers de luxe survivent, accentuant la fracture sociale dans l’accès aux produits chocolatés.
- La normalisation synthétique : les substituts de cacao s’imposent dans les produits industriels, redéfinissant la norme du goût.
- La relocalisation agricole : des pays comme la Colombie, l’Équateur ou la République dominicaine prennent le relais de la Côte d’Ivoire, avec de nouveaux accords bilatéraux.
Un symbole culturel menacé
Le chocolat ne se résume pas à une douceur, surtout en Europe. Il incarne un patrimoine, un savoir-faire, une mémoire sensorielle collective. Sa rareté annoncée heurte bien au-delà des marchés financiers. C’est tout un pan de l’imaginaire européen qui bascule. La tablette devient objet de luxe, la ganache un privilège. Et le chocolat chaud, un souvenir.
Voir aussi: L’offensive stratégique de l’Europe riposte à la politique douanière des États-Unis
En tant que premier consommateur mondial et zone de transformation, l’Europe est l’acteur le plus vulnérable à la flambée des prix du cacao. Sa dépendance à l’Afrique de l’Ouest et son marché exigeant en qualité rendent l’adaptation plus difficile que dans d’autres régions comme l’Asie ou l’Amérique du Nord, où les standards sont plus souples et l’innovation substitutive plus avancée.