Alors que l’Union européenne se présente comme un modèle de démocratie, de liberté et d’État de droit, la question de la liberté de la presse devient un enjeu de plus en plus préoccupant au sein de certains États membres. Loin de se limiter à quelques cas isolés, les atteintes à la liberté d’informer et à l’indépendance des journalistes touchent plusieurs pays européens, mettant en lumière les failles structurelles de l’Union en matière de protection des droits fondamentaux.

Une carte européenne en demi-teinte

Chaque année, Reporters sans Frontières (RSF) publie un classement mondial de la liberté de la presse. Les résultats pour l’Europe sont contrastés. Si certains pays comme la Norvège, le Danemark ou encore l’Irlande maintiennent des standards élevés, d’autres pays membres de l’UE affichent une dégradation significative de la situation des journalistes.

La Hongrie et la Pologne, notamment, sont devenues emblématiques d’une reprise en main politique des médias publics et d’une concentration des médias privés au sein de groupes proches du pouvoir. En Grèce, les journalistes subissent une surveillance illégale et des tentatives d’intimidation. À Malte, le meurtre de la journaliste Daphne Caruana Galizia en 2017 a mis à nu les défaillances de l’État en matière de protection des journalistes. En Slovaquie, Jan Kuciak et sa fiancée ont été assassinés pour avoir enquêté sur des malversations politiques.

Plus récemment, l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie ou Chypre ont également été pointés du doigt. RSF qualifie ces pays de « problématiques », en raison de pressions politiques, de poursuites abusives ou de l’insuffisance de la protection juridique.

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Des formes d’entraves variées et systémiques

Les atteintes à la liberté de la presse ne se résument pas à la censure directe. Elles prennent des formes diverses :

  • Contrôle ou instrumentalisation des médias publics : dans plusieurs pays, les gouvernements nomment directement les dirigeants des chaînes publiques, rendant leur indépendance illusoire.
  • Concentration médiatique : la presse se retrouve aux mains de groupes proches du pouvoir politique ou d’oligarques, mettant en péril la pluralité de l’information.
  • Lois liberticides : certaines législations encadrent de façon excessive l’activité des journalistes (secret des affaires, diffamation, lois anti-terroristes mal définies).
  • Procédures-bâillons (SLAPP) : de nombreuses entreprises ou personnalités publiques recourent aux poursuites judiciaires abusives pour faire taire les journalistes.
  • Violences et intimidations : les menaces, agressions, et campagnes de dénigrement se multiplient, parfois en toute impunité.

L’action de l’Union européenne : une réponse timide

L’Union européenne a récemment pris conscience du problème et a amorcé plusieurs initiatives législatives. Parmi les plus notables :

  • Le Media Freedom Act (MFA), adopté en 2024, vise à garantir l’indépendance des médias et à protéger les journalistes contre les ingérences politiques. Il prévoit des obligations de transparence sur les propriétaires de médias et la publicité institutionnelle.
  • La directive anti-SLAPP (dite « Daphne’s Law ») offre une protection juridique contre les poursuites stratégiques destinées à faire taire les voix critiques.

Cependant, ces instruments restent limités par la compétence des États membres. L’UE ne peut pas imposer de sanctions directes pour des atteintes à la liberté de la presse, sauf en cas de violation grave de l’État de droit, ce qui suppose une procédure longue et politiquement complexe (article 7 du TUE).

Un décalage entre réalité et communication

Le contraste entre la communication européenne et la réalité du terrain est frappant. Bruxelles met en avant son rôle de « gardienne des traités » et sa volonté de protéger les droits fondamentaux, mais elle hésite souvent à intervenir efficacement.

Plusieurs journalistes d’enquête basés à Bruxelles dénoncent un climat d’opacité croissante. L’accès aux institutions, les réponses aux questions sensibles (corruption, lobbying, conflits d’intérêts) deviennent de plus en plus difficiles.

Un paradoxe réside dans le fait que les problèmes de liberté de la presse en Europe sont souvent peu couverts par les médias eux-mêmes, en raison de contraintes économiques ou de censure indirecte.

Les conséquences d’une presse affaiblie

Lorsque la presse ne peut plus remplir son rôle de contre-pouvoir, c’est l’ensemble du système démocratique qui vacille. La désinformation et la propagande peuvent prospérer dans des environnements où la pluralité de l’information est menacée. Les citoyens perdent confiance dans les institutions, et la corruption se développe plus aisément en l’absence de médias indépendants.

Selon plusieurs études européennes, l’exposition à des médias pluralistes favorise une meilleure compréhension des enjeux politiques et une participation plus active à la vie civique. L’affaiblissement de la presse met donc en danger la citoyenneté elle-même.

Quelles pistes pour renforcer la liberté de la presse ?

Face à cette réalité, plusieurs solutions peuvent être envisagées :

  1. Renforcer les compétences de l’UE : octroyer à l’Union la capacité de sanctionner directement les violations de la liberté de la presse dans les États membres.
  2. Soutenir les médias indépendants : créer des fonds européens pour financer les médias locaux ou d’investigation, en toute indépendance politique.
  3. Encourager la formation des journalistes : proposer des programmes européens d’échange et de renforcement des capacités pour les professionnels de l’information.
  4. Développer une plateforme de journalisme européen : permettre la production de contenus transnationaux, avec traduction et diffusion dans plusieurs langues, pour renforcer une information paneuropéenne.
  5. Mieux protéger les lanceurs d’alerte : améliorer le cadre légal européen afin qu’ils puissent alerter sans subir de représailles.

Une vigilance citoyenne indispensable

La liberté de la presse est l’un des piliers de la démocratie européenne. Si l’UE a amorcé des réformes importantes, elles restent encore insuffisantes face à la dégradation réelle observée dans plusieurs États membres.

Les citoyens, les journalistes et les institutions doivent ensemble maintenir une vigilance constante. Car sans une presse libre, pluraliste et indépendante, l’idéal européen ne peut que s’affaiblir.